En partant de la pratique soufie du «dhikr», qui présente avec l’art d’Extrême-Orient une différence évidente, nos amis le philosophe, le poète et le médecin suivent un fil qui les mènera à une singularité qui est celle de l’art arabe… Une singularité qui, par ailleurs, éclaire d’un jour inhabituel ce phénomène historique qu’est la naissance de l’islam.
Ph : Nous en étions donc à ce point «délicat» de la discussion…
Md : «Délicat», oui : le mot m’est revenu plus d’une fois à l’esprit ces derniers jours et je me demandais en quoi précisément notre discussion avait atteint un point «délicat»… Et s’il n’aurait pas mieux valu battre le fer tant qu’il est chaud, plutôt que de se donner un temps de réflexion qui peut s’avérer être un temps d’oubli et de dissémination de l’intuition. Mais c’est le lot de nos échanges que d’être entrecoupés par des temps de respiration, qui nous obligent chaque fois à retrouver le fil, à restituer les enjeux, à redéfinir le cap : ce que nous faisons avec plus ou moins de bonheur.
Po : J’ai bon espoir qu’en nous acquittant de ce travail de recollection nécessaire nous ajoutions de la précision à notre propos. Les récapitulations ne sont jamais de simples retours en arrière. Elles ouvrent des perspectives et dégagent un sens nouveau. Pour ce qui est du mot «délicat», qui est sorti de ma bouche à moi, je veux bien essayer de dire ce qui l’y a mis…
Ph : Oui, quelles pensées ont comploté pour l’y déposer ?
Po : J’ai évoqué, vous vous en souvenez, le «dhikr». Dont j’ai dit qu’il saturait l’espace du nom du dieu. Ce qui semble en tout cas entrer en opposition avec l’approche si allusive de la peinture chinoise, qui a représenté pour nous une sorte de norme en matière d’art oriental… Des questions se sont bousculées dans ma cervelle. Est-ce que cette pratique spirituelle du «dhikr» pouvait prétendre au titre d’activité artistique ? Peut-être avons-nous quitté avec elle le terrain de l’art pour celui de la religion…
Ph : A supposer que nous nous soyons déplacés sur le terrain du religieux, le «dhikr» pose aussi problème quand on songe à la sagesse juive. Vous savez que, dans la Bible, le passage qui raconte Moïse recevant les tables de la loi cite, parmi les «dix commandements», celui qui interdit d’invoquer le nom de Dieu en vain. Invoquer le nom de Dieu en vain, ça peut être compris comme «invoquer le nom de Dieu pour faire le mal». Ce qu’on peut très bien comprendre, parce qu’autour de nous, nous voyons régulièrement des gens jurer en invoquant Dieu pour proférer des mensonges et tromper autrui. Mais la façon dont ce passage est interprété ne s’en tient pas là. Il n’accepte pas non plus l’idée que, tant qu’on n’est pas en train de tromper, il est licite d’invoquer le nom de Dieu autant qu’on veut. Au contraire, suggère la sagesse juive, il y a du mal à nommer Dieu. Sans doute pour la raison suivante, qui est que c’est Dieu qui a donné à l’homme le pouvoir de nommer. Il l’a fait pour que l’homme attribue à chaque créature l’assignation d’un nom qui lui accorde sa place dans la Création. Mais ce pouvoir conféré à l’homme n’est pas censé se tourner vers Celui dont il provient pour s’exercer sur Lui. En un sens, Dieu est l’innommable. Il n’a pas à être assigné par un nom. Vous me direz : comment se fait-il qu’on lui donne quand même des noms s’Il est l’innommable ? Qu’est-ce qu’il faut penser des noms de «Yahvé», «Elohim», «Adonaï»… ? Il ne nous appartient pas d’entrer dans les secrets de la théologie juive, à supposer d’ailleurs qu’on ait les compétences pour le faire, mais on peut très bien imaginer que, dans leur diversité, ces noms rappellent à chaque fois que ce qui est nommé n’est pas créature, n’est pas nommable. Un peu comme quand on dit de quelqu’un que l’on ne veut pas nommer : «celui que vous savez». Cette locution devient en quelque sorte un nom. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas de vouloir nommer ou pas, mais de pouvoir. Et dans le nom qui nomme sans nommer, se trouve la raison pour laquelle on ne peut pas nommer. Dire de Dieu qu’il est «l’Eternel», c’est dire qu’Il échappe à la temporalité des créatures dont le nom indique justement qu’ils appartiennent au monde de la Création. C’est donc une façon de répéter qu’il est innommable.
Po : Peut-être le «dhikr» ne fait-il pas autre chose ? C’est une question qu’on peut se poser, en tout cas…
Ph : Ce que je veux dire à travers ce détour par la sagesse juive, c’est qu’en allant sur le terrain du religieux, on se heurte à un problème. L’islam primitif était très attentif, pour ne pas dire très marqué par la religion juive. On ne peut imaginer qu’il soit passé à côté d’une objection aussi forte que celle qui émane de l’interdiction d’invoquer le nom de Dieu de manière répétée. C’est pourquoi mon avis est que le «dhikr» des mystiques a plutôt quelque chose à voir avec la pratique de l’art… la pratique orientale de l’art !
Po : Tu veux donc dire que le dhikr, et plus généralement l’invocation de Dieu de manière répétée, ne se justifie en islam que parce qu’il obéit à une logique qui est plus artistique que religieuse. Supposons qu’il en soit ainsi. Ce qui rejoint en partie ma pensée. Nous étions tous d’accord, je crois, pour affirmer la semaine dernière que la pratique de la calligraphie débouchait naturellement sur la psalmodie, et que la psalmodie constituait une expérience du beau à travers une parole qui dit l’impossibilité de dire le beau.
Md : C’est dans cette impossibilité que la parole se découvre à celui qui la dit comme ne venant pas de lui, mais d’un autre : du dieu. N’est-ce pas ?
Po : C’est ça. On demeure sur le terrain de l’art parce que l’expérience du divin se réalise à partir d’une quête du beau, non d’une décision de se soumettre à une autorité.
Md : Soit. En quoi la psalmodie diffère d’une forme de révélation, laquelle est le lot des prophètes ?
Ph : Je suis tenté de répondre que lorsque la voix de l’homme devient le lieu de vibration de la parole divine, on demeure sur le terrain de l’action poétique. Dès lors toutefois que cette parole humaine qui sert de réceptacle à la parole divine constitue un point de ralliement autour duquel se forme une communauté humaine de destin, et qu’elle acquiert donc un poids dans l’Histoire, alors elle accède, a posteriori donc, au rang de «Révélation».
Md : La Révélation ne diffère donc pas de la psalmodie, si ce n’est que la parole qu’elle constitue entraîne, accompagne et soutient un changement dans l’Histoire…
Ph : Oui, mais il faut souligner que ce que nous entendons ici par «psalmodie» ne correspond pas à l’usage habituel du mot. Il ne s’agit pas de répéter à plusieurs un texte sacré ou sacralisé en produisant des vibrations qui, même quand elles mènent vers la transe, ne signifient pas nécessairement que la parole du dieu y est présente. Ce que nous disons, c’est que cette présence ne s’accomplit que lorsque la parole qui veut dire le beau découvre —chaque fois comme pour la première fois— que le beau est impossible à dire. C’est à ce moment-là, quand le dieu est comme un étranger qui frappe à la porte, que nous parlons de psalmodie !
Po : En effet, c’est ce qui nous est apparu quand nous avons considéré le passage de l’ancienne parole poétique arabe à la parole prophétique. C’est le passage d’un beau qu’il est possible de dire, parce qu’il est celui d’un lieu, d’un paysage, d’un visage, d’une région, à un beau qu’il est impossible de dire parce qu’il est celui d’un lieu sans lieu, d’un lieu qui nous exile hors de nous-mêmes tant il ne se laisse pas saisir.
Md : Tu es en train de dire que l’ère de l’islam connaît son tout premier commencement, son premier souffle, à partir du moment où la pratique poétique arabe fait l’épreuve de cette impossibilité de dire le beau ? Puisqu’alors Dieu est derrière la porte : un Dieu qui n’est d’aucun lieu !
Po : C’est en tout cas un moment fondateur. Un moment à partir duquel le processus religieux pourra s’enclencher ensuite.
Md : Mais qui sera occulté par le religieux.
Po : C’est que, dès lors que Dieu est à la porte, ce qui n’est pas encore l’islam mais qui est en train de le devenir connaît l’épreuve de deux urgences…
Ph : Deux urgences ?
Po : Oui, deux urgences qui appartiennent l’une au judaïsme, l’autre au christianisme. L’islam naissant va les cumuler, et c’est ce qui explique de mon point de vue beaucoup de ce qui suivra dans son histoire.
Ph : Et quelles sont-elles ?
Po : La première est que ce Dieu qui se révèle est un Dieu qui ne souffre pas d’être adoré à côté d’autres dieux. C’est l’urgence de le placer en dehors de tout jeu de concurrence. La seconde, qui nous rapproche cette fois du christianisme, est celle en vertu de laquelle l’ordre du monde dans lequel nous vivons doit s’accorder à la présence du dieu. Dans le langage chrétien, le monde doit se transformer en «royaume de Dieu». L’urgence de tout chrétien est d’y œuvrer ! En langage musulman, l’urgence est d’agir afin que la loi de Dieu règne, à l’exclusion de toute autre loi qui voudrait occulter la prééminence de la première.
Ph : Voilà qui risque de faire hurler à la théocratie…
Po : L’islam est voué à la théocratie, mais rien à ce stade de début n’interdit que l’homme se donne sa propre loi tout en agissant afin que règne la loi de Dieu. Il n’en sera pas de même lorsque la logique impériale se mêlera de l’affaire et voudra mettre un contenu particulier dans la loi de Dieu.
Ph : C’est l’hypothèse de l’intrusion du théologico-politique dans le religieux. L’empire s’arrange pour s’accaparer la mission de défense de la loi de Dieu dans le but de se donner une légitimité supérieure. Ce qui suppose de sa part, justement, qu’il infléchisse la loi de Dieu de manière à ce qu’elle prenne une tournure juridico-politique… Qu’elle devienne code.
Po : Tout à fait. Il y a dérive à ce moment-là, parce qu’il y a récupération politique d’un donné religieux. Mais il faut dire que ce donné n’aurait pas pu faire l’objet de pareille récupération sans une disposition préalable. Et c’est ce qui renvoie justement à ce que j’appelle la «double urgence». C’est à cause de cette double urgence que l’islam est un tel contenu religieux qui se prête tellement au rôle qui lui sera imparti plus tard, dès les premières conquêtes accomplies, à savoir celui de servir d’auxiliaire à l’autorité de l’empire : moyen d’asseoir sa légitimité et, d’autre part, de maintenir la cohésion des masses face à l’ennemi potentiel. Ce qui veut dire que la religion vire à l’idéologie.
Md : D’où l’importance de revenir au moment de la naissance, du surgissement. Et le biais de l’art nous le permet, dans la mesure où, par ce mot d’art, il ne s’agit pas d’esthétique au sens moderne, mais de recherche du beau qui entretient avec l’expérience du divin une relation intime. Au-delà de toute herméneutique qui part du code existant en prétendant dégager des «intentions», des «maqasid», la démarche qui se propose à nous à travers nos considérations consiste à revenir à la loi de Dieu dans le moment où l’urgence de son règne se découvre comme une urgence du cœur et comme une urgence de la beauté du monde.
Ph : Ce point est d’une grande importance et nous pourrons y revenir, mais je voudrais qu’on revienne d’abord à ce qui était le point de départ de notre discussion. On est partis du «dhikr», avec l’idée qu’il présente une différence problématique par rapport à la peinture chinoise, en ce sens, disions-nous, qu’il sature l’espace du nom du dieu…
Po : Le «dhikr» présente également une difficulté en ce qu’il doit être considéré comme une forme de psalmodie. Donc comme une façon de faire résonner la parole divine dans la voix humaine. C’est ce que traduit d’ailleurs le mot «in-vocation» : on parle de l’intériorisation d’une voix venue du dehors. Tout se passe comme si le corps de l’invoquant devenait le lieu en lequel Dieu lui-même trace de sa propre voie ses lignes mélodieuses… L’instrument vocal dont Dieu joue pour y faire sourdre son chant.
Md : Il y a là comme un renversement : l’artiste accomplit son action en tant qu’artiste dans la mesure où il se fait instrument entre les mains d’un autre artiste, qui est Dieu lui-même. Et alors l’interdit en ce qui concerne l’acte de nommer n’a plus le même sens… Puisque c’est Dieu qui se nomme lui-même.
Ph : J’ai comme l’impression que la difficulté a été ôtée par la grâce de l’échange. Ou en tout cas une part de la difficulté l’a été.
Po : Je croyais dire la difficulté et, sans m’y attendre, j’ai dit ce qui la résout.
Ph : Comment ça ?
Po : La difficulté qui se présentait renvoyait au fait que le dhikr, en tant que forme de psalmodie, complique la comparaison avec la peinture chinoise. Puisque, dans un cas et dans l’autre, l’artiste n’est pas dans le même registre : ici on est dans le pictural, là dans le vocal et le musical. Mais, au-delà de ça, il y a surtout le fait que l’artiste n’a pas non plus la même posture. Nous avons vu que le peintre chinois répond : il répond à la beauté du monde par la beauté de son signe, lequel signe raconte lui-même le «vide» dont il tire sa présence vivante. Dans sa réponse, il ne cherche pas à représenter le beau qu’il contemple, car il en éprouve l’impossibilité : il peint le signe. C’est-à-dire la montagne, la vague, la lune… Et c’est le signe qui se charge, pour ainsi dire, d’évoquer la beauté du monde. L’artiste arabe du premier islam, lui, dans la mesure où il a fait du vocal et de sa vibration l’axe central de sa recherche du beau, se trouve dans la situation où la vibration qu’il produit est une vibration qu’il peut vivre comme une vibration reçue. C’est le même principe qu’on retrouve dans la caresse, ou dans le baiser : le donner et le recevoir se confondent. Dès lors donc que la quête du beau le met dans une posture réceptive, en laquelle il est appelé à se faire l’écho d’une voix venue de l’extérieur, les conditions de la comparaison sont rendues difficiles…
Ph : Et c’est donc en mettant le doigt sur cette différence censée constituer un obstacle à la comparaison que, incidemment, tu as dégagé cette singularité qui apporte un éclairage inattendu en ce qui concerne l’art arabe, en tant du moins qu’il est voué à la psalmodie : l’artiste comme instrument vocal de l’artiste divin !
Po : C’est à peu près ça. Il y a donc saturation de l’espace par le dieu, mais dans l’effacement de l’artiste.
Md : Je me demande comment cette singularité aurait évolué, de quelle façon elle aurait lentement transformé les usages, si l’islam n’avait pas été réquisitionné par l’empire et ses théologiens. Je rêve d’un scénario alternatif…